« Reprendre l’histoire du cinéma comme histoire politique au plus près des corps, de leur soumission ou de leur liberté » , se donnait comme objectif dans son recueil de texte
Corps et cadre, il y a 11 ans, le cinéaste, critique et théoricien Jean-Louis Comolli. Dans nos vies quotidiennes de salariés, quelles qu’en soient les formes, c’est pour beaucoup par le travail, aliénant ou libérateur, que se pose cette question du corps. Le cinéma s’en empare rarement, il est donc d’autant plus précieux de voir sortir cette semaine sur vos écrans deux films qui s’y confrontent, chacun à sa manière.
“L’Etabli”, de Mathias Gokalp
Le premier,
L’Etabli, de Mathias Gokalp, adapte un livre qui fit grand bruit à sa sortie en 1978, et est resté depuis un classique de la sociologie du travail, de l’économie, de la théorie des organisations et de la littérature tout court, tant il est remarquablement écrit :
L’Etabli, de Robert Linhart, où l’ancien leader de la Gauche Prolétarienne racontait son infiltration en usine, comme des milliers de ses camarades maoïstes dans l’après mai 68.
“À mon seul désir”, de Lucie Borleteau, avec la comédienne Louise Chevillotte
Le second, A mon seul désir, de Lucie Borleteau, nous plonge, sur les pas de son héroïne, interprété par Louise Chevillotte, dans un lieu souvent réduit à une toile de fond émoustillante ou crapoteuse, jamais filmé comme ça en tout cas : un club de strip-tease, et aborde aussi frontalement, et joyeusement, des sujets aussi clivants, en particulier dans le féminisme contemporain, que celui des travailleuses du sexe. Libération ou asservissement ? C’est l’une des questions que pose le film, auxquelles il se garde bien d’apporter une réponse, et encore moins une morale…
Le journal du cinéma : “The Forest Maker”, de Volker Schlöndorff
Un documentaire, signé d’un cinéaste qu’on associe plus naturellement à la fiction : l’Allemand Volker Schlöndorff , le réalisateur du
Tambour et de
L’Honneur perdu de Katharina Blum, et tant d’autres encore, c’est
The Forest Maker, fruit de sa rencontre avec l’agronome australien Tony Rinaudo , lauréat du Prix Nobel Alternatif pour ses travaux sur la reforestation du Sahel. Au-delà de l’hagiographie militante, le film se déploie et s’invente au fur et à mesure qu’il en découvre le sujet, invitant aussi des cinéastes africains à y glisser leurs propres images. Et pour ça, il suffisait de se mettre dans les pas de son protagoniste. “Je n’avais qu’à suivre Tony Rinaudo avec complicité ; très vite, il a compris ce que je cherchais, il parvenait à faire parler les gens comme s’il était le réalisateur et moi, je n’avais qu’à faire la prise de vue. Car par nécessité, mais aussi par goût, j’ai moi-même fait la deuxième caméra si l’on veut, car la caméra aide beaucoup à établir un rapport, Jean Rouch le disais je crois. Quand on s’approche de quelqu’un, on veut lui parler, et si la personne est méfiante, si elle voit que j’ai une caméra à la main, autrefois ça pouvait l’effrayer mais aujourd’hui ça la rassure, car elle sait très bien que tout le monde fait des films avec son téléphone, jusque dans le plus petit village, donc tout le monde est habitué à ça. La caméra, c’est au fond l’intermédiaire de la conversation.“
La chronique de Garson : “To Be or Not To Be”, d’Ernst Lubitsch
To Be or Not To Be – Jeux dangereux, comme il s’appelait pour sa première sortie française, en 1947, soit 5 ans, guerre oblige, après sa première américaine, le 15 février 1942 –, le film sans doute le plus célèbre d’Ernst Lubitsch, pas le plus lubitschien peut-être d’ailleurs. Jeux dangereux en effet pour cette troupe de théâtre polonaise qui va tâcher de survivre à l’occupation allemande, ou comment, 2 ans après Le Dictateur de Chaplin, rire avec le nazisme, sujet délicat s’il en est, et même à l’époque, puisque le film fut un flop aussi bien public que critique, celui du New York Times déplorant par exemple un goût douteux et un « drôle de sens de l’humour », notamment pour cette réplique depuis rentrée dans l’Histoire du cinéma, à notre grand bonheur : « Il a fait à Shakespeare ce que nous sommes en train de faire à la Pologne ».
Les sorties de la semaine
- Des joyaux de l’animation soviétique, et discrètement subversifs, pour celles et ceux qui cherchent une alternative à la version animée d’un jeu vidéo avec plombier à moustache, c’est
Le Petit Hérisson dans la brume et autres merveilles, des films qui, en leur temps, ont fortement marqué les fondateurs du studio Ghibli, Miyazaki et Takahata ;
- Pas très loin de notre sujet du jour, une lycéenne stagiaire dans un centre d’appel, harcelée jusqu’au suicide, et l’enquête qui s’ensuit, c’est
About Kim Sohee, de Jung July, qui a fait suffisamment de bruit en Corée pour obliger le gouvernement à faire évoluer sa législation sur le travail ;
- Une enquête documentaire sur une fiction policière, par une proche du soi-disant « Groupe de Tarnac », c’est le passionnant, et bien sûr très politique,
Relaxe, d’Audrey Ginestet ;
- Le premier volet de l’ambitieux projet de « Dumasverse » porté par Jérôme Seydoux et censé sauver le cinéma français, c’est
Les trois mousquetaires – d’Artagnan, de Martin Bourboulon, dont on se dit tout de même que, pour rivaliser avec les Américains dans le cinéma d’action, il vaudrait mieux quelqu’un qui sache la filmer ;
- Des femmes qui, au sortir de la guerre de 14, se disputent un soldat amnésique, c’est
C’est mon homme, de Guillaume Bureau, dont on retiendra surtout le trio d’actrices et acteurs, Leïla Bekhti, Louise Bourgoin et Karim Leklou ;
- Une « histoire de souffrance, de désespoir, de malaise et de honte », où il est « question de sexe, de mort, d’humiliation et de catastrophe », mais où on rit beaucoup, c’est
Normale, d’Olivier Babinet ;
- Un éveil au désir adolescent en pleine canicule berlinoise, c’est
Kokon, le très réussi teen movie de l’Allemande Leonie Krippendorff ;
- Et puis enfin, nous l’annoncions la semaine dernière après la chronique de N.T. Binh sur Cria Cuervos,
11 autres films de Carlos Saura, de sa meilleure période, les « années rebelles », de 1966 à 1980, sont également sortis en salles ce mercredi.
Les annonces de Plan Large
Petit rappel, pour les procrastinateurs,
il ne vous reste que jusqu’à lundi minuit pour intégrer le jury du Prix Cinéma des étudiants France Culture 2023. Les inscriptions se font sur le site de France Culture, il suffit d’y envoyer la critique du film de votre choix, sous la forme que vous voulez !
Quelques festivals et rétrospectives :
Du 13 au 16 avril, au
Cinéma Le Méliès, à Montreuil, le festival
7ème Lune, Festival International des jeunes cinéastes, fête ses 10 ans, avec une compétition de 14 films internationaux de tous formats et durées, signés de cinéastes de moins de 30 ans, et des cartes blanches confiées à des cinéastes qui en ont plus, de 30 ans, mais n’en sont pas moins valeureux : Jonás Trueba, qui présentera les 6 chapitres du formidable
Diary, journal filmé sur 10 ans de David Perlov, et Mati Diop, qui montrera notamment
La Grande Extase du sculpteur sur bois Steiner, de Werner Herzog.
Si vous voulez du
Queer, du Glam et du Camp, c’est du 4 avril au 17 mai à la Cinémathèque de Toulouse, qui propose aussi sur la même période une
programmation “L’Amérique vue par…”, soit les Etats-Unis vus par des cinéastes étrangers.
Si vous voulez des vrais cinéastes américains, la Cinémathèque française fête les 100 ans de la Warner :
Warner Bros., Fabrique de stars, c’est du 5 avril au 18 mai, et le Forum des Images, toujours à Paris, vous propose, du 12 avril au 5 juillet, un
portrait de Los Angeles, une ville entre rêve et cauchemar, avec comme guide de voyage un
numéro spécial des Cahiers du Cinéma, qui y ont envoyé Yal Sadat mener l’enquête, et nous donner des nouvelles, notamment, de John Carpenter et David Lynch…
Extraits sonores
- Extraits de L’Etabli, de Mathias Gokalp (2022)
- Bandiera Rossa, Zebda (extrait de l’album Motivés (2007))
- Extraits d’À mon seul désir, de Lucie Borleteau (2022)
- Club Eternity, Rebeka Warrior (extrait de la B.O. d’À mon seul désir)
- Extrait de The Forest Maker, de Volker Schlöndorff (2022)
- Sayla, Majid Bekkas
- Extrait de To Be or Not To Be, d’Ernest Lubitsch (1942)
- Ungodly Fruit, Wax Tailor (extrait de l’album Tales Of The Forgotten Melodies (2005))